jueves, octubre 24, 2013

"Ma dernière semaine dans cette vie" Ana Clo Delclaux


"Ana", chez elle, mardi 22 octobre. Souffrant d’un cancer, elle a subi une double mammectomie.

Les mails ont commencé à arriver dans ma boîte, selon un compte à rebours que l'expéditrice anonyme scandait elle-même jour après jour avant l'opération qu'elle devait subir. J'ai commencé à les attendre, puis à m'impatienter lorsque le message n'arrivait pas assez vite. J'ai fini par prendre rendez-vous avec Ana (son prénom a été modifié). Elle m'intriguait, et puis je craignais aussi un peu une de ces supercheries dont la presse est régulièrement la cible. J'ai eu honte quand je l'ai aperçue à la terrasse d'un café de Paris, les cheveux ras après la chimio. Elle avait laissé sa perruque sur le piano de son fils. Voici son journal, qu'elle a intitulé :Journal d'un changement de corps.
J -7

Dans une semaine je serai à l'hôpital, je dois me faire enlever mes deux seins. Je vais les échanger contre des faux pour essayer de ne plus avoir cette maladie. C'est étrange, mes seins sont beaux en apparence. Je n'ai pas de vergetures ni de cicatrices sur le ventre après mes trois enfants. J'ai pris pas mal de poids, c'est vrai. J'ai subi une chimiothérapie pendant six mois. Et maintenant, c'est le moment de la chirurgie. Je vais me faire faire la totale.

Le cancer n'est pas nouveau dans ma vie. Ma mère a vécu avec pendant onze ans lorsque j'étais une jeune fille. Plus tard, ce fut le tour d'une de ses soeurs. La troisième, la plus jeune, en est morte comme les autres, il y a trois ans seulement.
Cela fait des années que je savais porter le gène BRCA2, responsable du cancer du sein, lorsque l'année dernière j'ai découvert un truc bizarre dans mon mamelon. Et puis tout s'est enchaîné. Je n'en aurais peut-être pas autant bavé si je n'avais pas été si sensible au manque de tact de certains acteurs médicaux. J'ai peur demontrer mon corps comme s'il s'agissait d'un bout de viande. Je vais en perdreune partie importante : seins, nombril, ovaires. Je ne serai plus jamais pareille. Un médecin va reconstruire mes seins par une technique très sophistiquée après que d'autres auront enlevé ce qui se trouve à l'intérieur. J'aurai une grosse cicatrice en bas de mon ventre. Je ne veux pas manquer à mes enfants, c'est en partie pour eux que je le fais, je ne peux faire comme si je ne savais pas ce qu'a été ma vie sans ma mère. Je suppose que j'aime vivre moi aussi.
J –-6
Chaque femme avec laquelle on parle de mon intervention s'exclame : “Comme tu vas être canon après ton opération !!!!” J'ai envie de leur dire que je me sens canon maintenant, que oui, peut-être une petite “lipo aspiration” ne me ferait pas de mal, ourelever un peu les seins. Mais une ablation totale, c'est pas pareil. Et puis êtrelivrée au bon vouloir du chirurgien qui n'a pour le moment pas dit un mot sur ce qu'il compte faire avec moi, sauf : “Je ferai avec ce qu'il y a.” Je m'imagine dans le bloc me relevant comme une revenante et dépliant un poster d'une pub pour soutien-gorge en disant : “Je voudrais que vous me rendiez comme cette nana.”Après, ils feront ce qu'ils peuvent avec leurs moyens.
Le professeur qui va m'opérer n'est pas un très grand “communicateur”. La deuxième fois que je suis allée le voir avec mon mari, en juin, il n'a parlé que du“manque de blocs opératoires” et du besoin d'écrire à la directrice de l'hôpital – avec copie à la ministre de la santé, Marisol Touraine – pour qu'une place me soit accordée dans les plus brefs délais. Dans le fond, il est un artiste, un génie, il mérite plus, mais, pauvre de moi, je n'étais pas préparée à ça, en tout cas j'ai joué le jeu.
J –-5
Ce matin, je me suis levée avec l'idée de proposer mon corps au magazine Luipour faire une sorte de “avant-après”. Je n'arrête pas de me prendre en photo, des séries où je suis nue allongée sur le lit. Ce n'est pas nouveau, mon corps m'obsède depuis toujours. Déjà, adolescente, j'avais l'impression que mon regard fixé fortement devant la glace avait des pouvoirs amaigrissants.
Après, j'ai pris un café avec des parents d'élèves et mon extrême sensibilité m'a plongée dans une sorte de déprime. Il faut dire que tout ce qui touche à mon loulou, le plus petit (personne ne l'invite aux anniversaires), me touche énormément. A ce stade, je me suis dit que Lui n'avait absolument pas besoin de mes lolos ni du reste. En plus je devais aller à une conférence, qui a trait à mon opération, et j'en ai été incapable. On est restés chez Sophie – qui devait m'accompagner et m'avait invitée à déjeuner – à dire du mal du monde comme deux vieilles harpies. Enfin, demain je termine ma course contre la montre, j'ai un peu allégé mes obligations : le qi gong dépendra de mon envie au lever, le podologue, la livraison du couscous de Khadidja. Rien d'autre. Cela me laisse du temps pour glander avant le dentiste. Je suis follement heureuse de pouvoir metenir à un programme aussi absurde que précis sur ce qui va être ma dernière semaine dans cette vie. J'attends encore un appel qui me dirait : il y a eu erreur.
C'est triste aussi parce que c'est la fin de cette période de ma vie de “femme à cancer” où l'on a le droit de se sentir spéciale. Même si on ne veut pas faire chier le monde, on a au moins un peu le droit officiellement d'être unique, de se faireremarquer, de parler de soi sans gêne, en gros, de tout ce que l'on devrait avoir en période normale et qu'on ne s'offre pas.
J –-4
Je suis trop fatiguée, je n'arrive plus à dormir correctement. Les gens me demandent des nouvelles, veulent savoir. Je parle trop, ça me fatigue. Je me demande si mes enfants n'auront pas un problème plus tard de m'avoir entendueexpliquer un million de fois “comment ils vont couper mes seins et les reconstruiregrâce à mon ventre”. S'ils deviennent Jack l'Eventreur, ce ne serait pas trop bizarre.
Aujourd'hui, j'ai su pour le “piston”. Ça y est, j'ai appris que B., l'oncle de Sophie, a parlé à mon chirurgien pour lui faire dire que nous ne sommes pas des gens lambda. Qu'il y a quelqu'un qui nous connaît. Qu'ils ne pourront pas nous faire du mal sans que quelqu'un le sache. Je déteste l'idée même du piston. Ma hantise est d'être maltraitée psychiquement. Ça me rend dingue.
J –-3
Etre opérée, c'est un acte qui me semble “hors sens”, je le fais sans tropcomprendre. Au début, le médecin ne voulait pas le faire, il a dit : “C'est trop tôt, ce serait une opération préventive. Actuellement, vous êtes malade, vous devezpoursuivre votre traitement et guérir. Après on verra.” C'était le jour de la Fête de la musique. Deux mois plus tard, en septembre, il a changé d'avis, mais personne ne m'a dit pourquoi. Il a été dur avec moi. Cela m'avait plu que quelqu'un veuille meprotéger de moi-même, de cette décision. Cela m'avait plu qu'en France on ne coupe pas vos deux seins comme ça.
Je dois prendre sur moi, avaler ma rage. La maladie n'était pas le plus terrible : le pire est d'assumer son corps, connaître ses limites. Se savoir mortel et l'accepter. Se savoir moche, contingent : ce qui est difficile est de savoir que cela nous arrive aussi à nous et en rire même. Réussir à faire des choses que l'on n'aurait jamais imaginées seulement pour crier : “Je suis là, j'existe !”
Aujourd'hui, j'ai tellement parlé que je n'ai plus rien à dire. J'ai très peur. J'ai peur de leur regard, de ne pas être rassurée par eux, qu'ils ne portent pas la conviction que c'est le mieux pour ma survie. Je me sens lâche, je me laisse aller, je ne comprends pas tout mais je l'accepte quand même.
J –-2
Je prépare ma valise ; une robe de chambre chaude, une autre légère et souple, on ne sait jamais qui va vous rendre visite, il faut être classe et glamour. J'emporte tous mes outils de beauté : blush, crayons à paupières, du rouge pas rouge et de la poudre pour faire bronzée. Il faut garder un peu du moi que j'étais avant.
Partir une semaine à l'hôpital, croyez-le ou non – surtout pour une mère de famille“un poil” obsédée par la bouffe bio –, c'est une semaine de vacances. J'avoue que le cancer et sa chimio m'ont un peu détendue côté courses. Cela m'a permis derelaxer mes habitudes ; je sautais un, voire deux jours, de marché. Je me reprenais la semaine d'après. Tous ces conseils de prendre du curcuma, beaucoup de brocolis, jamais de produits laitiers… j'ai préféré ne pas les écouter. Tant que je me pique à la cyclophosphamide ou au taxol, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas me taper une pannacota aux fruits rouges.
Je vais profiter de l'hôpital pour maigrir des fesses et manger du chocolat. Je vaisglanderenvoyer des SMS, consulter Facebook et me foutre royalement de savoirsi mes enfants jouent trop à l'iPad. Je compte ne rien contrôler. D'ailleurs, ils peuvent ne pas aller à l'école, je suis d'accord. Le pied.
J –-1
Plus envie de faire la maligne. Je suis profondément triste, au bord des larmes. J'espère sincèrement que tout cela aura servi à une ou deux bonnes causes ; metenir en vie auprès de mes enfants, mes amis, mon amoureux, et aussi me sortirde ce repli sur soi, ce manque de confiance qui a été ma vie jusqu'ici. Je voudraisêtre capable de passer à autre chose, de ne plus me cacher dans les regrets. Je ressens cette opération comme un symbole : rompre avec la mauvaise étoile,rendre hommage à la vie et prendre en main mon destin. Une occasion que tant d'autres n'ont pas eue ?
Il faut avouer que le moment où j'ai dû me livrer nue à ces deux jeunes hommes pour qu'ils fassent des marques avant l'opération a été très éprouvant. J'avais envie de garder ce corps pour moi puisque j'allais le perdre et il a fallu le montrer. Je me suis sentie moche, nulle, triste. Et puis, finalement, j'ai réussi à lesapprécier, à ne pas leur en vouloir, même si je ne souhaite pas les revoir de ma vie. »

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